La Maison de la géographie de Montréal  
     
     
  La lutte au décrochage  scolaire : et si le gouvernement
faisait fausse route?
 
     
 

Jules LAMARRE, PhD
Édith MUKAKAYUMBA, PhD

 
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Lutter contre le décrochage scolaire est une priorité pour le gouvernement du Québec. Le milieu du travail exigerait des jeunes d’aujourd’hui qu’ils soient davantage scolarisés, mais aussi formés autrement que leurs prédécesseurs, afin d’accroître leur flexibilité. Ainsi, il y aurait lieu de leur inculquer des savoir-faire de base qui soient utilisables dans divers domaines de travail. Il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler des compétences transversales. Et, grâce à celles-ci, qui font office de coffre d’outils transférables, les travailleurs du futur pourraient éviter les périodes de chômage prolongé entre deux contrats.  La lutte au décrochage scolaire aurait donc pour objectif principal de s’assurer de produire suffisamment de main-d’œuvre flexible afin de plaire aux employeurs, mais surtout aux investisseurs pour qui le Québec est une terre de prédilection.   

Il est un fait indéniable : il n’y a pas suffisamment d’emplois de qualité de disponibles pour les jeunes, qu’ils possèdent ou non un diplôme de secondaire V. Si ces emplois existaient en nombre suffisants, alors il ne serait pas nécessaire de chambarder tout le système d’enseignement pour qu’il produise dorénavant une main-d’œuvre dont la qualité principale soit la flexibilité. Quand le gouvernement s’acharne à ce point pour garder les jeunes plus longtemps sur les bancs d’école, en réalité, il demande à toute la société d’oublier la notion de « bons emplois », et que de lui demander d’en créer n’est plus une option. Sa lutte au décrochage scolaire s’inscrit dans une vision minimaliste de l’État dont la fonction principale serait de faciliter le bon fonctionnement des institutions en vue de satisfaire les investisseurs.  

De moins en moins de bons emplois pour les jeunes et les moins jeunes

Pour bien comprendre ce qui se passe sur le marché du travail – puisque c’est de cela dont il y aurait lieu de parler plutôt que de décrochage scolaire –, il faut considérer ses transformations récentes et, surtout, la façon dont les gouvernements eux-mêmes se sont ajustés à ces transformations en faisant preuve d’une flexibilité remarquable. Rappelons d’abord que, durant les années 1970, il allait de soi d’aider les gens sans emplois à s’en trouver. C’est ce à quoi servaient alors les Bureaux d’assurance-chômage, tout comme ceux du Bien-être social. On y aidait directement les gens en mettant la main à la pâte.
Les choses ont bien changé depuis, et la nouvelle mission de ces organismes consiste dorénavant à accompagner les chercheurs d’emplois en leur offrant des conseils, des formations, en accroissant leurs capacités, bref en leur facilitant la tâche, sans plus. Dans ce domaine, l’État a quitté l’avant-plan pour mieux installer le chercheur d’emploi « derrière le volant » pour mieux le responsabiliser. Ne serait-il pas le mieux placé pour s’en sortit?

Une société d’individus esseulés ou atomisés

On place également l’élève « derrière le volant » quand on axe sa formation sur l’acquisition de compétences transférables qu’il doit ensuite apprendre à utiliser dans différents domaines. On lui demande surtout de réaliser qu’il est seul dans la vie, en quelque sorte, et qu’il ne pourra compter que sur son coffre d’outil pour s’en sortir. Cette vision des choses acquiert une dimension exaltante quand elle fait appel à la capacité d’initiative des jeunes, quand elle fait miroiter la liberté que l’on acquiert « derrière le volant », etc. On imagine alors une société composée de gens fiers d’affronter seuls les contingences de la vie et qui en redemandent, parce qu’ils sont des passionnés du combat. Ils peuvent s’entrevoir comme autant de héros de la vie quotidienne, comme autant de Jack Bauer, en quelque sorte. Sauf qu’une société composée d’une infinité de Jack Bauer deviendrait vite invivable. On n’en veut pas.

Un modèle utopique

En voulant placer les chercheurs d’emplois, les pauvres, les élèves, etc. « derrière le volant », l’État cherche à se déresponsabiliser en misant sur la capacité du marché et des investisseurs à bien réguler le fonctionnement de la société. Mais pour que le marché fonctionne bien, il faudrait que l’État l’accompagne, lui facilite la vie en veillant au bon fonctionnement des institutions, en investissant prioritairement dans l’éducation, dans la santé, dans la police. Il faudrait accompagner plutôt qu’intervenir, de là l’importance de miser sur les PPP, sur les opérations marteau, plutôt que sur les commissions d’enquête, etc. Le projet de société auquel le gouvernement du Québec voudrait que l’on souscrive implicitement relève de l’utopie.
Il va falloir débattre de tout cela sur la place publique, si possible en dehors des périodes électorales. Parce que si la lutte au décrochage scolaire à pour objectif de créer des travailleurs aussi flexibles que Jack Bauer, c’est-à-dire capables de lutter contre toutes les contingences afin que les investisseurs puissent agir chez nous en rois et maîtres, alors nous avons un sérieux problème.